L’inceste est un tabou depuis l’origine de l’homme en tant qu’être parlant. Cet interdit fondamental inaugure selon Claude Levi Strauss (1) le passage de « l’état de nature » à « celui de culture ».
Si l’inceste n’était pas tabou, le groupe finirait par ne plus exister et deviendrait une horde sauvage.
La peur, la honte et la culpabilité sont sources de douleurs psychiques.
Protéger et aider des enfants victimes d’inceste nécessitent de connaître son fonctionnement affectif et cognitif. Celui-ci varie selon l’âge et l’étape du développement atteint par le sujet.
Éclaircissements et éclairages sur les troubles cognitifs qui résultent de l’impact de la violence sexuelle au cours d’une période significative du développement de la pensée.
Une distinction est à établir au niveau du vécu et de la réponse de l’enfant, en fonction de la genèse du « lien causal conscient » et du « degré d’équilibre » atteint dans l’organisation cognitive. Ces concepts sont au centre car ils concernent la gestion du réel de tout individu, ainsi que son adaptation à l’environnement.
Tout organisme vie et se développe par une série d’échanges avec le milieu dans lequel il se trouve. Ainsi l’enfant doit s’adapter en permanence aux sollicitations dont il est l’objet, à une réalité (composé d’objets, d’individu, de règles) d’une grande complexité. En interagissent dans avec son environnement il va acquérir des informations, les traiter et les organiser, tout en s’organisant lui-même. C’est en passant de l’assimilation à l’accommodation que l’enfant se trouvera dans une spirale de structuration et de compréhension de la réalité, tout en s’y adaptant de la meilleure façon possible.
De la naissance à 18 mois l’intelligence qui se développe est une intelligence qui se détermine en présence de l’objet, des situations, des personnes dans le moment présent, à travers la pure perception. À aucun moment il n’a besoin de comprendre cet ensemble de tableaux apparaissant et disparaissant qu’est la réalité. À chaque objet va correspondre une image mentale qui permettra d’évoquer l’objet en son absence. Le langage qui apparaît est propre à l’enfant qui voit mentalement ce qu’il évoque et qui parle comme si son interlocuteur partageait son point de vue : les faits sont juxtaposés sans lien. Cette pensée égocentrique ne lui permet pas de ce décentrer afin de percevoir la réalité telle qu’elle est et non telle qu’il aimerait qu’elle soit.
Vers 6-7 ans l’enfant entre dans la période des « opérations concrètes ». La pensée opératoire qui s’installe se rapporte aux transformations de l’action physique aux opérations mentales, à tout ce qui modifie l’objet. Il se décentre de lui-même ce qui va lui permettre la coordination des causes à effets ; les structures spatiales et temporelles, se mettent en place. L’enfant peut alors faire des choix, raisonner faire des liens entre les divers événements ou états qui se mettent progressivement en place. Il prend conscience de ses actions de sa façon d’agir et il comprend les raisons des états qui en découlent. Il a la capacité de se situer en tant que cause ou effets en tant qu’agissant ou agit. La relation avec l’environnement est radicalement modifiée. La perte de l’égocentrisme de la toute petite enfance permet la confrontation avec autrui, et l’abandon des explications « magiques ». Ensuite cette évolution va être intériorisée et donnera le raisonnement qui, lui deviendra conscient grâce au langage qui va pénétrer la représentation que l’enfant à des choses.
Un décalage se crée donc entre l’action du langage qui permet une prise de conscience des opérations impliquées. L’enfant est protagoniste de cette découverte, mais aussi l’environnement affectif. La congruence des messages des comportements est essentielle pour réaliser cette organisation. Toutefois cette pensée ne s’applique que sur le concret (les objets manipulables).
Ce n’est que vers 12 ans avec l’apparition des « opérations formelles » que l’intelligence va pouvoir s’appliquer sur les relations entre le possible et le réel. Cette organisation est une hypothèse déductive, car par le simple jeu de la pensée en toutes situations données, l’adolescent pourra concevoir l’ensemble des transformations possibles grâce aux opérations logiques. Il ne se contente pas uniquement d’enregistrer les relations qui s’imposent à lui mais les implique dans l’ensemble de celles qui sont possibles.
Conséquences de l’abus sexuel sur le développement de la pensée.
Dans la situation de violence sexuelle, l’abuseur manipule, et brouille les repères de l’enfant à travers des interactions qui ne peuvent être assimilées, à cause de la fausseté de certaines informations. L’abuseur est tantôt autoritaire et brutal, tantôt doux et amical ; la communication est à sens unique, la hiérarchie des liens est faussée, il détruit les repères qui jalonnent la continuité de la relation adulte-enfant ; ce dernier est impuissant. Ceci amène une mystification de la réalité dont les séquelles se manifestent à travers la déviance du processus de maturation cognitive.
Ainsi selon l’âge de l’agression et la période de développement atteint, les séquelles seront différentes. Dans le cas d’abus sexuels avant huit ans on observera des troubles de la capacité d’établir des liens causaux. Ces troubles vont dépasser l’aspect particulier de l’abus sexuel et vont s’étendre à l’ensemble des acquis et provoquer une dérive vers une organisation aléatoire de la pensée. De nombreuses questions se posent au sujet de l’acceptation de l’enfant et de sa difficulté à faire part de sa souffrance. Il est surprenant qu’il reste si longtemps sous l’influence de l’abuseur, et couramment l’enfant est blâmé et considéré comme complice de ne pas avoir dénoncé plutôt les abus dont il était victime. Il est possible d’expliquer cette passivité involontaire à travers l’emprise psychologique qui est exercé par l’abuseur sur l’enfant. Pour provoquer cet état de conscience modifiée celui-ci agit sur trois aires d’une façon pragmatique :
1 – L’Identité à travers l’effraction :
L’abuseur pénètre dans le monde de l’enfant à un niveau tant symbolique que réel, l’effraction se déroule dans son monde fantasmatique, dans son espace enfant, (ses jeux sa chambre, sont lit, son intimité…) ainsi que dans son corps (attouchement, caresses …..). Si le lien de la cause n’est pas élaboré, l’expérience psycho affective de l’abus sera fixée dans l’immédiateté du moment sans l’émergence d’un jugement sur le vécu.
2 – Le corps à travers la « captation », les trois voix utilisées sont :
– le toucher, les gestes qui vont des caresses jusqu’au toucher à connotations sexuelles, souvent masquée par l’alibi de la bienveillante attention. L’enfant ne peut à aucun moment « classer » les gestes de son abuseur.
– La parole en tant que vecteur d’information, elle est mise au service de la mystification du détournement de signification, les mots accompagnent les gestes, tantôt pour distraire, tantôt pour paralyser ou induire en erreur.
– Le regard, en tant que troublante expérience subjective, lorsqu’il transmet par exemple le désir, le rejet, la violence….
3 -Le psychisme à travers « la programmation », à partir de celle-ci sera transmis la nécessité de poursuivre la relation avec l’abuseur, connotation de secret, de pacte….
La programmation est responsable du silence, de l’apparente complicité, de toutes les contradictions et paradoxes qui se manifestent à travers le comportement de la victime.
En résumé, si un enfant a subi des perturbations avant 6 ans, son mode d’appréhension de la réalité sera déficitaire, en raison du blocage du développement de la causalité. La souffrance morale ressentie sera moindre car il n’aura pas élaboré les liens logiques qui tiennent les événements entre eux. Il va conclure que ce qu’il vit est vécu de la même façon par d’autres, que ce qui lui est arrivé est normal, car sa pensée est égocentrique, sans, comparaison possible.
À partir de 7 ans, dans le cas d’un enfant qui commence à structurer sa pensée, l’abus sexuel produira des déviances dans sa pensée, et le vécu sera traumatique, mais sans temporalité. Le vécu est figé dans l’ici et maintenant. Il se dira que ce qui lui arrive est unique et n’a aucun lien avec les autres événements identiques qui se succèdent. A ces âges là les enfants ne garderont la plus part du temps de leur vécu que des fragments épars, une confuse culpabilité.
Il n’en est pas de même pour les adolescents, qui ont organisé leur pensé ; leur perception de la violence sexuelle s’inscrit dans un ensemble de paramètres connectés et éclairés par leur intelligence qui permet un jugement et l’émergence de la notion de valeurs. La critique, la révolte, la notion de juste et injuste apparaît fortement. La prise en charge de ces enfants s’inscrit dans un champ très large, avec de nouvelles perspectives, tant sur le plan de la compréhension du vécu de la victime que sur les modalités d’interventions de la problématique, chaque sujet étant unique. Réintroduire le sujet dans un statut d être parlant lui permettra petit à petit de s’éloigner de cette expérience mortifère.
Inceste Mythologie et Littérature
Les relations incestueuses père/fille sont de nos jours assez fréquemment dénoncées, les relations mère/garçon peut-être plus rares et plus occultes. Quand est-il des relations ou mariage frères/sœurs celles ci font partie de la mythologie que ce soit en Egypte avec Isis et Osiris, en Grèce avec Zeus où les exemples multiples chez les celtes. Ces cas d’inceste permettaient de justifier certaines unions notamment dans des familles. Pour les Incas, les Perses et les Egyptiens, l’inceste adelphique permet de perpétuer et de préserver l’intégrité des patrimoines familiaux, ainsi que de conserver la couronne au sein d’une même famille. Par contre ces unions incestueuses sont punies, voire condamnées chez les grecs ou chez les romains, les premiers sont incités à se suicider, les seconds sont réputés pour jeter les adelphes du haut de la Roche Tarpéienne comme les traîtres.
La problématique de l’inceste est également représentée dans les contes, notamment dans Barbe Bleue de Charles Perrault ou Peau d’Ane (2) l’idéalisation de l’inceste y est nette. Dans Hansel et Grethel des frères Grimm, histoire d’un frère et d’une sœur condamnés à leur ambivalence.
Quand est-il de l’inceste frère/sœur au cours des derniers siècles, elle est largement exploité dans la littérature :
– « L’Homme Sauvage » de Sébastien Mercier celui-ci fait naître un enfant de l’amour fraternel (1767).
– Plus tard Bernardin de Saint Pierre raconte l’amour éprouvé par un frère et une sœur d’élection.
La psychanalyse a émis l’hypothèse que dans ces incestes frères/sœurs le rôle joué par la mère était d’importance primordiale : mère déficiente, défaillante rejetante dans ses fonctions maternelles. Et/ou recherche de l’amour paternel chez un frère ; cette problématique du père absent fût reprise par divers auteurs : Marguerite Yourcenar dans « Anna Soror » ou Robert Musil dans « l’Homme sans Qualité ».
Heureusement tout de même, les enfants de pères absents, ou de mères déficientes ne développent pas tous un comportement incestueux.
L’inceste adelphique est-il consenti ou non ? Dans les mythologies on ne peut affirmer le consentement puisque le but très souvent était de préserver un patrimoine familial ou la filiation.
De nos jours, il s’agit la plupart du temps d’incestes subis dans la violence et la contrainte. Le rôle de la sœur n’est plus celui d’une seconde mère, mais davantage celui d’une « petite amie ».
Ce contexte d’inceste adelphique est peu connu, rares sont les témoignages, ce phénomène est complexe, restera t-il sous la loi du silence.
REFERENCES
(1) Levi –Stauss : Les structures élémentaires de la parenté, Mouton 1971.
(2) Intérêt psycho-pédagogique et conte de fée, exemple de l’inceste dans Peau d’Ane, Mémoire de maîtrise Université Toulouse II Laurence-Edith MOURET 2001